Un étrange centenaire : l’appel des 93

Le 4 octobre 1914, nonante trois intellectuels allemands co-signaient un manifeste qui justifiait l’invasion de la Belgique et la destruction de Leuven. Parmi les signataires, on retrouve Max Planck et Fritz Haber, chimiste qui  a mis au point la synthèse de l’ammoniac utilisé ensuite à grande échelle en agriculture, une découverte pour laquelle il reçu le prix Nobel de chimie en 1918. On rencontre aussi Ernst Haeckel, qui a popularisé les idées de Darwin sur le continent et a le premier utilisé le mot « écologie » et Paul Erlich, spécialiste de l’immunité et inventeur de la première chimiothérapie. Albert Einstein, pacifiste convaincu, a refusé de signer.

Le texte est un plaidoyer sans nuance en faveur d’une Allemagne guerrière et sure de son bon droit. Quelques extraits en témoignent :

Il n’est pas vrai que nous avons violé criminellement la neutralité de la Belgique. Nous avons la preuve irrécusable que la France et l’Angleterre, sûres de la connivence de la Belgique, étaient résolues à violer elles-mêmes cette neutralité. De la part de notre patrie, c’eût été commettre un suicide que de ne pas prendre les devants.

(…)

Il n’est pas vrai que nos troupes aient brutalement détruit Louvain. Perfidement assaillies dans leurs cantonnements par une population en fureur, elles ont dû, bien à contrecœur, user de représailles et canonner une partie de la ville. La plus grande partie de Louvain est restée intacte. Le célèbre Hôtel de Ville est entièrement conservé : au péril de leur vie, nos soldats l’ont protégé contre les flammes. Si dans cette guerre terrible, des œuvres d’art ont été détruites ou l’étaient un jour, voilà ce que tout Allemand déplorera sincèrement. Tout en contestant d’être inférieur à aucune autre nation dans notre amour de l’art, nous refusons énergiquement d’acheter la conservation d’une œuvre d’art au prix d’une défaite de nos armes.

Le texte intégral est disponible sur Wikipedia.

Cette mauvaise habitude de signer sans penser a malheureusement d’autres avatars dans l’histoire et notamment lors de l’appel d’Heidelberg publié la veille de la conférence de Rio sur le développement durable en 1992 pour défense les technologies face à une « idéologie irrationnelle » et signé par 264 scientifiques.  On y lit cette phrase sidérante :

Nous affirmons que l’état de nature, parfois idéalisé par des mouvements qui ont tendance à se référer au passé, n’existe pas et n’a probablement jamais existé depuis l’apparition de l’homme dans la biosphère, dans la mesure où l’humanité a toujours progressé en mettant la nature à son service, et non l’inverse.

La manipulation des scientifiques par l’industrie du tabac et de l’amiante dans le cadre de cet appel d’Heidelberg a ensuite été démontrée (voir l’article de Stéphane Foucart dans le Monde).

A première vue, on serait tenté d’en conclure que la « Science » ferait mieux de s’occuper d’elle-même, qu’elle n’a pas sa place dans le débat de société. C’est oublier un peu vite, l’ambiguité de la relation entre la communauté scientifique et la vie sociale. Très jaloux de sa liberté scientifique, les scientifiques ont aussi besoin de moyens et donc de justifications qui dépassent leur sphère même s’ils se refusent ensuite de rendre des comptes (voir le débat sur l’impact sociétal de la recherche).  Les scientifiques sont des acteurs sociaux comme les autres. Le reconnaître demande un capacité de réflexivité, une autonomie et une modestie qui est aux antipodes de cet appel des 93.

Un minimum de formation à l’épistémologie et à l’éthique des jeunes scientifiques serait un premier élément pour construire une rencontre plus intelligente entre science et société.  Des livres comme celui de Bernard Feltz (La science et le vivant), récemment réédité y contribuent. Paradoxalement, ces matières disparaissent progressivement des cursus pour laisser la place aux exigences techniques toujours croissantes. Elles sont aussi souvent dénigrées par les directeurs de recherche comme « peu utiles ».  Rares sont par exemple les écoles doctorales qui intègrent ces questions essentielles dans leur offre de formation.

La transition de nos sociétés, un développement plus durable, ont tout à gagner d’une relation repensée entre science, innovation et société basée sur plus d’interdisciplinarité et une cohérence éthique comme le propose Tom Dedeuwaerdere dans ses recherches sur les sciences du développement durable qui viennent d’être publiées en anglais.

Voir aussi : Un anniversaire indécent : les trente ans du VIB.

 

 

 

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