L’impact sociétal de la recherche

Ce texte a fait l’objet d’une présentation aux Midis de l’éthique de la Chaire Hoover le 26 novembre 2013

La discussion que nous allons avoir aujourd’hui va explorer un continent parfois confus où se mêlent des idées sur la science et son rôle mais aussi des frontières entre recherche et innovation, entre fondamental et appliquée, entre le politique et le chercheur, entre la société et la recherche.

Rendre compte

Pourquoi interroger le chercheur sur l’impact que son travail peut avoir sur la société ?

Pour deux raisons au moins.

D’une part, la communauté des chercheurs est un des acteurs de la société et on ne voit pas très bien pourquoi elle se placerait, par Dieu sait quel miracle, en surplomb de celle-ci ou, au minimum, à l’écart de la société. Dans la fameuse tour d’ivoire, que ce soit réfugié derrière les murs de cette tour ou en son sommet.

D’autre part, dans les modes actuels de financement de la recherche, une partie ou toutes les activités du chercheur ou de la chercheuse sont financées par l’argent public et il parait donc logique que l’on justifie de l’usage de cet argent.

Utilisation de l’information sur l’impact sociétal

La question devient plus complexe et discutable quand on s’interroge sur l’utilisation de cette information sur l’impact sociétal de la recherche à des fins éventuelles de sélection. On entre ici dans une zone qui fleure bon les procès d’intention et les préjugés.

SI on demande à un chercheur ou à une équipe de recherche de justifier de l’impact sociétal de sa recherche, que faire de cette information ? Le soupçon immédiat est que le politique en fera un outil de sélection, d’arbitrage pour instrumentaliser la recherche dans la direction qui l’intéresse. Cela est-il possible ? Si oui, cela est-il souhaitable ? Pour mieux comprendre l’articulation entre recherche et politique, il faut distinguer deux niveaux.

Deux niveaux : programme et projet

Dans le fonctionnement actuel de plupart des mécanismes de financement de la recherche, deux niveaux sont à considérer :  celui des programmes ou appels et celui des projets. Au niveau des programmes ou de façon plus technique, des lignes budgétaires, les choix de politiques publiques sont prégnants. Que cela soit à l’échelle régionale ou européenne, les appels sont lancés avec des critères de pertinence qui vont influer sur la part du budget qui va à tel ou tel type de recherche.

A moyens constants, l’émergence de nouvelles lignes implique le renoncement à d’autres voies. Cela fait sens en termes de politique publique. Ses arbitrages sont plus faciles quand le volume de moyens est en augmentation mais leur pertinence peut être majorée par des situations de crise.

Dans tous les systèmes, une part de ces lignes de financement va à une recherche fondamentale non orientée et une autre part à une recherche appliquée. Des concepts hybrides comme la recherche fondamentale stratégique peuvent se glisser entre ces deux grandes catégories.

Fondamental et appliqué

La distinction entre fondamental et appliqué reviendra sans doute dans la discussion. On peut soit y voir un continuum où la frontière est fixée par l’horizon d’application, soit y voir une rupture plus fondamentale où on distingue une pure quête de connaissance indépendante des soucis matériels du monde d’une côté et une approche plus pragmatique visant à la solution de questions concrètes qu’elles soient d’ordre matériel, social, psychologique ou institutionnelles, de l’autre. Le dosage entre ces deux pôles varie entre disciplines mais aussi entre chercheurs au sein d’une même discipline. Le politique confond souvent ces deux acceptions, que ce soit le Roi Albert dans son fameux discours de Seraing du 1er octobre 1927 où il dit  à la fois :

Le sort des nations qui négligeront la science et les savants est marqué pour la décadence.

phrase qui est souvent utilisée, notamment dans les couloirs de la Fondation universitaire pour justifier la recherche fondamentale en oubliant la ligne précédente qui articule les deux dimensions en un continuum :

Le public ne comprend pas assez, chez nous, que la science pure est la condition indispensable de la science appliquée 

De même, le 25 novembre 2013, le premier ministre Elio Di Rupo commençait son discours à “l’élite scientifique” du pays par cette envolée lyrique :

Grâce à vos recherches, nous connaissons mieux l’infiniment petit et l’infiniment grand.

Grâce à vos travaux, dans toutes les disciplines, les femmes et les hommes maîtrisent de mieux en mieux leur destin.

Vous n’abolissez pas le malheur, mais vous façonnez les outils pour le combattre. Vous ne garantissez pas le bonheur, mais vous donnez des moyens pour le construire.

On l’entend : le fondamental et l’appliqué sont le plus souvent articulés par le politique selon le modèle du continuum, plutôt que le modèle de la distinction.

Si fondamental et appliquée sont compliqués à distinguer, ils bénéficient chacun de lignes de recherche propres. L’équilibre entre ces lignes est bien du ressort du politique, la sélection des projets au sein de ces enveloppes budgétaires est elle indépendante du politique. Tout le monde est d’accord là-dessus. La question est plus celle des critères. La pétition dit :

Notre expérience quotidienne nous convainc de l’absolue nécessité de ne placer aucun autre critère à la sélection que l’excellence des dossiers et des projets.

Sélection des projets

En effet, la sélection des projets au sein de l’objectif annoncé se fait indépendamment du bailleur dans des commissions d’experts selon des critères où se conjuguent pertinence et excellence avec bien souvent un tropisme vers cette dernière. On pourrait longuement reparler de cette déesse excellence qui gouverne la science. Mais il faudrait parler aussi de la différence entre rigueur et excellence.

Ce qui pour moi définit la pratique scientifique n’est pas l’excellence, qui par définition implique un critère de distinction, de compétition mais bien le respect de principes et de pratiques. Principe d’objectivité et de transparence, pratique de rigueur méthodologique, d’un certain mode de communication, souci de la généralisation, de l’universalité.

La fiction du fondamental

De mon point de vue, la distinction entre une science pure fondamentale et neutre et une science appliquée, technologique et orientée est en grande partie une fiction, un récit. Bien sûr une distinction existe et doit exister et peut-être même être mieux tracée mais dans tous les cas, les critères de sélection sont moins purs que l’on ne veut bien le dire. La sélection dépend de l’interprétation que fait l’expert individuellement et la procédure d’expertise collectivement, des critères de pertinence, d’excellence, de faisabilitié. Faire croire qu’une évaluation, parce qu’elle est faite par d’excellents scientifiques est par définition parfaite est nier des travaux comme ceux de Robert Merton sur l’effet Matthieu. Pour apprendre sur ce processus de sélection entre projets de recherche ne serait-il pas intéressant d’ouvrir la boîte noire, de rendre transparent la motivation des choix. Que l’on se méfie du ministre, je peux le comprendre, que l’on se soustrait au regard du public, je le comprends beaucoup moins.

Nous déplorons plus particulièrement l’intervention de l’État dans la définition des critères de sélection des projets scientifiques en matière de recherche fondamentale et dans la définition des conditions de la gestion budgétaire du Fonds.

Ce qui m’inquiète dans la démarche de la pétition, c’est ce côté “circulez, il n’y a rien à voir”, laissez nous entre nous. Comme si le monde des scientifiques était un entre-soi autorégulé. Pourquoi ne pas être transparent sur la diversité des motivations du chercheur et sur l’ambivalence du problème d’expertise par les pairs ? On en parle beaucoup entre nous, et Philippe Van Parijs a contribué largement à ce débat mais sommes-nous compris du grand public, du politique.

J’ai été impressionné lors d’un débat qui s’est déroulé ici même il y a plus d’un an d’une attitude un peu arrogante des experts du changement climatique qui refusait au public le droit d’aller discuter les polémiques qui traversent leurs champs de recherche sous prétexte que le public n’était pas compétent. Je suis désolé mais les experts qui procèdent au sélection, et j’en suis régulièrement, ne sont pas eux-mêmes totalement compétents et indépendants.

De l’excellence

Tout en étant pleinement conscients que nous avons des devoirs à l’égard de la société, nous considérons que l’on ne peut juger a priori de l’impact qu’une recherche peut avoir sur cette société sous peine de tomber dans l’arbitraire, voire dans une forme ou l’autre d’idéologie. Une telle démarche politique constituerait un précédent inacceptable pour l’indépendance indispensable de la recherche fondamentale. (pétition)

En effet, si on pose l’excellence comme seul critère de sélection et comme pilier d’une science indépendante est efficace, il est important d’être explicite sur trois éléments : la compétition entre scientifiques, l’existence de mécanisme de dépendance au chemin et de verrouillage, l’ambiguité du discours des scientifiques vers le grand public.

Les scientifiques se présente souvent comme des moteurs de progrès. Or, avec d’autres, je ne crois plus au concept linéaire de progrès car je pense que la recherche a un rôle à jouer avec la société. Que face à la complexité des questions économiques, sociales, environnementales mais aussi culturelle, les scientifiques qui le souhaitent peuvent s’engager.

Je crois aussi que certains s’engagent ou plutôt engagent la société, sans le savoir. J’en veux pour preuve la lamentable, et je pèse mes mots, la lamentable posture de beaucoup de chercheurs dans le dossier des plantes transgéniques. La question n’est pas tant de savoir si on est pour ou contre les plantes transgéniques, mais bien de s’inquiéter de la pauvreté intellectuelle des argumentations. Instrumentaliser la faim dans le monde sans en connaitre les tenants et aboutissants est indigne d’un scientifique et pourtant cela constitue le lot hebdomadaire de revues comme Nature et Science. Au nom d’une liberté de la science, on en vient implicitement et naïvement à renforce des trajectoires de développement incohérentes comme celle portées par le lobby agro-alimentaire. Je ne vais pas m’engager sur le terrain de l’économie orthodoxe que certains ici connaissent mieux que moi mais Tom Dedeurwaeredere dans son rapport sur les sciences du développement durable, ne dit pas autre chose quand il dénonce une pathologie de la recherche construite autour de la virutalisation du réel. Et dans le même rapport, Tom demande que le chercheur adopte une posture éthique explicite :

la dominance du modèle épistémologique hypothético‐déductif en vigueur dans les sciences biophysiques, qui génère des affirmations prétendument neutres sur le plan éthique et, à laquelle il est aisé de recourir pour le conseil politique malgré ses nombreux échecs dans l’appréhension des systèmes socio‐écologiques complexes et couplés à des échelles multiples et dans des conditions de forte incertitude

Je rejoins totalement Tom dans cette critique de la fausse neutralité de la recherche fondamentale. Bien sûr, il y a des champs de la science où le contact avec la société est quasi nul mais ils sont limités et dans de nombreux cas, on un impact indirect sur la société par la mobilisation des ressources qu’ils génèrent. Cela veut-il dire que ces champs n’ont pas leur place dans le dispositif de recherche. Absolument pas mais, par contre, cela signifie qu’ils doivent accepter de supporter ce regard. Ils doivent se justifier comme le propose le modèle anglais d’évaluation systématique de l’impact sociétal.

Plaidoyer pour une science plus transparente

Si on dépasse l’exemple anglais, quelle est la réalité des pratiques en matière d’impact sociétal ? Que se passe-t-il dans d’autres pays ? Sans procéder à une étude exhaustive, on peut constater que plusieurs modèles coexistent aujourd’hui en Europe. En Flandres (FWO) ou à l’ERC, la primauté de l’excellence comme seul et unique critère est réaffirmée. Par contre, l’Agence Nationale de la Recherche en France et les Councils Anglais modifient leurs pratiques pour intégrer la question de la pertinence, de l’impact de la recherche.

Science et politique

Si le politique demande une information sur l’impact sociétal potentiel, ce n’est donc pas pour s’en servir directement mais ce serait soit pour être simplement informé et pouvoir justifier de son action auprès du public, du citoyen, le politique se ferait alors l’interprète du citoyen en demandant à la recherche de rendre des comptes. Une deuxième option, serait que le politique demande à ce que ces critères d’impact sociétal soient intégrés dans les procédures d’évaluation comme critère en complément de l’excellence.

En conclusion

Comme tout débat, la mise en question de l’impact sociétal potentiel de la recherche a eu un effet révélateur de la tension existante entre le scientifique et le politique mais surtout, pour moi, de l’ignorance qui perdure dans la compréhension des mécanismes de chacune des sphères. Ce qui m’énerve le plus dans la pétition, c’est le caractère monolithique sous lequel la communauté des chercheurs s’est présentée, toute unie derrière le FNRS. Le problème que je rencontre est que la science n’est pas une et qu’à l’intérieur même des 3506 scientifiques qui ont signé la pétition, existe sans doute une grande diversité de motivation et de pratiques.

La science n’est pas une et pourtant elle se veut unie. Ce monolithisme porté notamment par les académies fait peur. Comment penser une science sans débat interne, sans disputatio ? Comment articuler cette unité de façade, les débats idéologiques qui nous traversent (le cas des OGM, les politiques énergétiques, les questions autour de la croissance économique) et la compétition, pas toujours honnête, qui est au coeur des pratiques de financement ? Dans certains domaines, comme la biologie moléculaire, une vraie logique de dépendance au financement est en oeuvre, vu le coût toujours croissant des technologies qui fondent le fondamental.

Cette nouvelle rencontre entre la communauté scientifique francophone et le politique s’est terminée par un retrait prudent de ce dernier. Mon espoir, et ce débat en est peut-être une première pierre, est que cet abandon du débat public ne se termine pas en abandon du débat tout court. Si le politique s’est mal fait comprendre, j’ai bien peur que la communauté scientifique elle se soit bien gardée de sortir du bois et a donc choisi une position de refus poli mais ferme du débat. C’est de bonne guerre mais pour préparer la prochaine bataille, il faudra, il me semble, que l’on clarifie entre scientifiques les enjeux réels de l’articulation entre science et société en dépassant les discours convenus et en intégrant les échecs d’une certaine forme de scientisme. La transition de nos sociétés demande cette forme de réflexivité qui conduit à un apprentissage collectif et dépasse les guerres idéologiques.

Philippe Baret, Louvain-la-Neuve, 26 novembre 2013

 

 

 

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