La fin des terroirs a fait deux orphelins

Tout se passe comme si nous avions affaire aujourd’hui à deux orphelins : un monde agricole qui a perdu son poids et son identité au fil de sa modernisation ; une société française urbaine moderne et contente de l’être, mais désemparée de découvrir que le monde agricole qu’elle voudrait témoin de son histoire est devenu acteur de son présent.

Crete 9Un texte de Bertrand Hervieu

Carte Blanche parue dans la revue Histoire le 01/04/2001 dans mensuel n°253 à la page 32

Au-delà de la crise de la vache folle qui le secoue très vivement c’est une profonde mutation que traverse aujourd’hui le monde agricole. Elle met en jeu son identité. Et la nôtre.

La cruauté de la crise conjoncturelle que traverse le monde agricole français ne saurait faire oublier les très profondes ruptures que doit gérer ce milieu professionnel quant à sa place au sein de notre société.

Aucune autre catégorie sociale n’a connu, en un siècle, un tel séisme démographique. L’agriculture occupait encore plus de la moitié de la population française à la fin du XIXe siècle. Au moment de la crise de 1929, la moitié de la population française résidait dans les communes de moins de 2 000 habitants. Aujourd’hui les agriculteurs représentent environ 3,5 % de la population active et la population française est devenue urbaine à 80 %.

Un actif agricole permettait à 2,5 personnes de se nourrir à la fin du XIXe siècle. Il en nourrissait plus de 30 en 1983 ; si la production n’était pas bridée, un seul actif pourrait aujourd’hui fournir la matière première alimentaire nécessaire à près de 60 personnes et même davantage. C’est au moment précis où la France cesse d’être une société agraire, qu’elle devient une très grande puissance agricole, le deuxième exportateur mondial de produits agricoles et agroalimentaires.

Ce paradoxe est d’autant plus difficile à exprimer que c’est autour d’une paysannerie nombreuse, familiale, patrimoniale, et même patriotique que s’est formulé en 1881 le fameux pacte républicain : « Faisons chausser aux paysans les sabots de la République, lorsqu’ils les auront chaussés, la République sera invincible. »

Autour de cette intuition devenue mot d’ordre Gambetta assura définitivement, près d’un siècle après 1789, le triomphe de l’idée républicaine. Créé en 1881, le ministère de l’Agriculture a bien été l’outil politique du ralliement. Il a bien été au fondement du postulat selon lequel il ne saurait y avoir de développement agricole sans politique publique, et pas de république sans agriculture.

A quoi fait écho en 1959 le général de Gaulle affirmant : « Un pays qui ne peut pas se nourrir ne saurait être un grand pays. »

La France, à trois reprises, en a appelé à son agriculture : au moment de sa modernisation politique avec l’instauration de la République, à l’occasion de sa modernisation économique durant les Trente Glorieuses, puis lors de son ouverture culturelle à travers la construction européenne. En ces moments-là comme aux heures les plus sombres de l’histoire de ce siècle, l’agriculture est apparue comme un des piliers constitutifs de l’identité française.

Dès lors c’est bien plus que la seule agriculture qui est bouleversée par la mutation que nous vivons aujourd’hui. C’est notre société politique et notre culture, en son tréfonds.

Dans le même temps, un changement radical s’est opéré quant à la place accordée à l’alimentation par nos sociétés. En un quart de siècle, de 1950 à 1975, la France et l’Europe sont passées de l’insuffisance à la surproduction. Pour la première fois, la population entière vit comme si chacun avait l’assurance de pouvoir manger à sa faim jusqu’à sa mort. La survie alimentaire n’est plus au coeur de l’organisation de nos sociétés et si des personnes ne mangent pas à leur faim, ce n’est jamais parce que la ressource manque, mais toujours parce que ces personnes sont dans l’impossibilité économique et culturelle d’y accéder.

Ajoutons que cette abondance s’est accompagnée d’une ignorance croissante sur l’aliment lui-même. Désormais abstraite car transformée et complexe, notre alimentation est en passe de nous devenir étrangère et c’est peut-être une longue marche vers la réappropriation alimentaire qui se joue à travers les craintes qui émergent aujourd’hui. Dans ce mouvement, le paysan, producteur de matière première, est devenu un acteur parmi beaucoup d’autres.

Enfin, en ces sociétés modernes et urbanisées, chacun espérait que le monde agricole demeure le gardien de nos liens avec la nature. Et voici que, par la médiation de la science et de la technologie, ce monde est entré dans un processus d’instrumentalisation du végétal aussi bien que de l’animal ; alors qu’il entend être remercié pour avoir donné à la modernité tous ses gages, il se voit reprocher de n’avoir pas, seul et au nom de tous, été capable de conserver ce que précisément la modernité bouleverse. Ainsi s’est installé le grand malentendu entre un monde agricole modernisé et une société urbaine à la fois exigeante et nostalgique.

Tout se passe comme si nous avions affaire aujourd’hui à deux orphelins : un monde agricole qui a perdu son poids et son identité au fil de sa modernisation ; une société française urbaine moderne et contente de l’être, mais désemparée de découvrir que le monde agricole qu’elle voudrait témoin de son histoire est devenu acteur de son présent.

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