L’impasse du glyphosate

Connu de quelques spécialistes et de quelques agriculteurs il y a une dizaine d’années, le glyphosate est aujourd’hui au coeur du débat public sur l’avenir de l’agriculture. Cet herbicide représente pour beaucoup une forme d’agriculture du passé, construite sur le chimique dans une logique de maitrise de la nature. Il symbolise aussi un système piloté par les géants de l’agrochimie, comme Monsanto ou Bayer. Guidés par la seule quête du profit, ces acteurs dominants des systèmes agricoles mondiaux auraient construit leur pouvoir sur la manipulation des procédures et le mépris des intérêts des agriculteurs mais aussi des citoyens.

Le débat fait rage sur les réseaux sociaux. Cet objet technique devenant pour les uns, l’archétype d’une technologie dévoyée et inutile et, pour d’autres, l’innocente victime d’un obscurantisme anti-science, anti-progrès. D’autant plus qu’aujourd’hui, le glyphosate est considéré comme indispensable pour certaines pratiques agricoles, et notamment une forme agroécologique d’agriculture : l’agriculture de conservation basée sur la couverture du sol, le travail minimum du sol et la diversification avec comme horizon un sol plus vivant riche en matière organique. Se passer totalement de glyphosate semble à court terme impossible.

En tant que scientifique, je suis pris à témoin par les uns ou les autres : le danger n’est pas prouvé, les citoyens ne comprennent rien à l’agriculture, nous ne sommes pas des empoisonneurs et, des pesticides, on en utilise de moins en moins, le monde agricole doit prendre en compte les attentes de la société en matière de santé, … Incompréhension mutuelle.

Incompréhension mutuelle car aujourd’hui nous sommes le dos au mur dans une impasse. Et ce n’est pas une fatalité.

Le glyphosate, herbicide mis sur le marché en 1974 et aujourd’hui le plus utilisé dans le monde, notamment sous la formulation Round Up, est symbolique d’un double échec : celui de l’évaluation et celui de l’innovation.

Aujourd’hui, les impacts du glyphosate sur la santé sont encore en grande partie incertains car les instances politiques et régulatrices américaines, européennes et national ont sciemment accepté cette incertitude. Le débat sur le glyphosate met à jour un mode d’évaluation des pesticides qui ne répond pas aux attentes minimales de la société. Un système d’évaluation incapable de répondre à une question simple : quel est le risque que nous prenons en continuant à utiliser du glyphosate ? Cette incapacité a été organisée par les firmes de l’agrochimie et acceptée par le monde politique mais aussi, et c’est plus grave de mon point de vue, par les experts, scientifiques et administratifs, en charge de ces dossiers. Les procédures d’évaluation sont dans l’impasse car elles posent la mauvaise question (le glyphosate est-il toxique) sur la mauvaise substance (la substance active, le glyphosate, et non la formulation, c’est-à-dire le produit qui est vendu et utilisé composé d’un mélange où des additifs sont mêlés au glyphosate) dans le mauvais cadre d’expertise (des comités d’experts pas toujours indépendants travaillant sur des données quasi exclusivement fournies par les firmes de l’agrochimie). On a donc perdu des dizaines d’années de réunions, des millions d’euro ou de dollars de budget pour aujourd’hui se retrouver devant un grand point d’interrogation sur les risques liés à l’utilisation des formulations à base de glyphosate. Devant cette impasse, la solution la plus sage serait de suspendre l’utilisation du produit en attendant confirmation de son innocuité. C’est le principe de précaution et il ne devrait pas poser problème si on n’était pas dans une seconde impasse.

Aujourd’hui le glyphosate fait partie des drogues dures de beaucoup de systèmes agricoles mondiaux. Un système de dépendance a été construit autour de cette substance et d’autres outils essentiels pour les agricultures performantes à grande échelle : néo-nicotinoïdes, engrais de synthèse, traitements hormonaux de la croissance des plantes. Cette dépendance n’est pas le fruit d’un choix conscient et suicidaire des agriculteurs et agricultrices. Cette dépendance est l’impasse dans lequel un système monomaniaque a poussé nos agricultures. En prenant comme seule guide la productivité maximale dans une perspective de compétitivité et une politique de bas prix de l’alimentation, les politiques agricoles, portées par l’alliance des acteurs commerciaux de l’agriculture, des syndicats dominants, d’une bonne partie du politique et de l’essentiel du monde de la recherche scientifique, ont construit des systèmes agricoles et alimentaires dont le premier carburant est l’agro-chimie. Ce modèle, hérité du début du XXème siècle a conduit à des performances techniques inimaginables, a amélioré le quotidien des agriculteurs et agricultrices et a répondu aux attentes de la majorité des citoyens : une alimentation abondante et bon marché. Par son efficacité même, ce modèle a empêché que l’on se pose quelques questions sur sa durabilité à long terme, les risques qu’il engendrait d’un point de vue économique, de santé publique et de respect de l’environnement. De ce modèle, on a trop longtemps regardé les bénéfices sans envisager les coûts.

Une attitude prudente, mais qui n’aurait pas fait l’affaire des magnats de l’agrochimie, aurait été de multiplier les trajectoires d’innovation et de ne pas mettre tous les oeufs dans le même panier. Mais, dans une démarche qui apparait aujourd’hui comme quasi suicidaire, on a préféré traiter avec mépris les approches alternatives (agriculture biologique, agroécologie) pour laisser le plus vaste espace à un seule modèle de maitrise (et peut-être même de mépris) de la nature. Le vent tourne ces dernières années, mais l’agriculture biologique et l’agroécologie sont encore aujourd’hui les parents pauvres de l’investissement en recherche et en innovation que ce soit dans le secteur privé ou dans le secteur public.

Nous sommes donc dans une double impasse : incapables de réellement mesurer la dangerosité du glyphosate à cause d’un système d’évaluation insuffisant et dépourvu de solution de substitution à court terme faute d’investissement dans des formes d’innovation alternatives.

Sortir de ces deux impasses suppose du courage et de la rigueur.

Le courage d’abord d’analyser les erreurs du passé pour être capable aujourd’hui d’arrêter le train fou en mobilisant le principe de précaution et en construisant rapidement et de façon transparente un nouveau système d’évaluation et de gouvernance de l’innovation. De façon la plus ouverte possible mais en mettant les acteurs devant leur responsabilité, passées et à venir. Le parlement européen a probablement un rôle clé à jouer dans cette organisation nouvelle du lien entre innovation et société.

La rigueur ensuite pour construire ensemble des trajectoires pertinentes et réalistes pour l’agriculture de demain. S’accorder d’abord sur une vision (qui peut intégrer une diversité de modèles) et une prospective qui décline cette vision sur le long terme. Et ensuite, construire au jour le jour les innovations techniques et sociales qui nourrissent ce projet. J’ai bien peur que l’hyper-réactivité actuelle qui met en avant une seule alternative (le bio ou mieux encore la permaculture) et fait à nouveau la part belle aux solutions techniques à petite échelle (à l’échelle de la parcelle alors que c’est un système qui a failli) soit insuffisante pour asseoir un scénario crédible, acceptable par une majorité d’agriculteurs et de citoyens qui prennent au sérieux leur avenir. Découpler le débat sur le glyphosate et le débat sur la politique agricole commune relève de la schyzophénie. La question à laquelle nous devons répondre ensemble est « quels sont modèles d’agriculture et d’alimentation qui sont compatibles avec nos limites planétaires et nos conditions de bien-être ». Le débat sur le glyphosate nous oblige à investir cette question en profondeur pour refonder les politiques d’évaluation et d’innovation.

Philippe Baret, 22.08.2018

3 Commentaires

  1. Principe de précaution transforme dans votre proposition par principe de démonstration de l’absence de danger. Vous savez bien que cela conduit à la non mise en œuvre de tout nouveau produit car il y aura toujours quelqu’un qui dira : et ça cela n’a pas été testé et un autre :oui mais il faut voir à très long terme. Et un autre : en combinaison…..

    • avec le principe de précaution, on ne devrait pas rouler en voiture, pas faire d’électricité, on aurait même pas du inventer la roue !

  2. J’adhère à ce noeud de pensée et vous remercie de formuler
    les choses aussi clairement. Je n’ai aucun problème avec le principe de précaution. Tout est adaptable et le bon sens veut que ce principe s’indexe sur l’état de nos connaissances et un projet de société, et non sur des retombées à court terme bénéficiant à peu, ou ne bénéficiant même pas quand on prend le temps d’examiner les choses avec honnêteté. Il est triste de s’enferrer dans des façons de faire qui empêchent la souplesse. Et non, la souplesse n’est pas dans la précipitation vers des pratiques destructrices. Elle est dans une vision systémique, dans la cohabitation des méthodes, dans la culture soignée et soigneuse de la résilience de systèmes complexes. Pas compliqués. Polyvalents. Riches.

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