José Bové est-il un vandale ?

Bruno Latour, Le Monde, 12 novembre 2001

Comme François Ewald et Dominique Lecourt (Le Monde du 4 septembre), j’ai été scandalisé par la destruction de laboratoires et de stations travaillant sur l’amélioration génétique des plantes. Si les OGM sont dangereux, on ne peut le savoir que par des expérimentations contrôlées, poursuivies en plein champ et collectivement acceptées. Interdire les preuves, c’est en revenir à Lyssenko. Toutefois, je me garderai bien de traiter José Bové et les siens de  » vandales « . Ennemis politiques, peut-être, mais vandales, certainement pas (une exposition récente vient d’ailleurs de montrer que les véritables Vandales étaient de parfaits gentlemen). En invoquant, pour parler des OGM aussi bien les sans-culotte que le pacte républicain, Ewald et Lecourt, en se trompant à ce point d’époque, nous permettent de marquer, comme une butte témoin, l’évolution des murs et la transformation du sens qu’il faut dorénavant donner à ce beau mot de République. Leur raisonnement limpide a le grand mérite d’exprimer en quelques phrases ce que pensent les épistémologues français : la France est la fille ainée de la Science ; la Science doit rester absolument autonome, sans finalité autre qu’elle-même ; cette autonomie est garantie par l’Etat et ses institutions prestigieuses (dont l’Ecole normale !) qui, à leur tour, garantissent à l’Etat sa légitimité ; ainsi quand l’Etat français ordonne, c’est la rationalité scientifique et ses lois universelles qui s’expriment, et non plus de mesquins intérêts communautaires ou privés ; cette fusion de la Science et de la France permet de fonder la laïcité ainsi que  » la morale républicaine qui se trouve dans l’éthique de la science « , la seule morale que nous ayons ; le tout permet d’assurer  » le progrès  » aujourd’hui contesté par des  » litanies lamentables qui font l’ordinaire des sciences humaines « . Voici, d’après eux, notre tradition, celle qui vient en droite ligne de la Révolution, puis de la troisième République.

Ce qui surprend le plus dans ce bref rappel du dogme épistémo-républicain, c’est le dernier paragraphe : il faut éviter  » l’introduction subreptice des finalités  » qui prétendraient conduire la Science pour des raisons qui lui seraient supérieures. Si les mots ont un sens, cela veut dire qu’il n’y a pas de  » raison  » au dessus de la Science et que celle-ci doit être laissée entièrement libre de définir ses fins, que c’est la seule garantie que nous ayons, nous autres français, de notre pacte républicain. D’où la stupéfiante conclusion : est  » terroriste « , disent les auteurs, celui qui le conteste. À la  » raison  » on ne doit ajouter aucune recherche de  » vertu  » ! À ce compte, j’ai beaucoup d’amis terroristes –sans parler de Foucault et d’Althusser, qui furent les maîtres respectifs de nos deux auteurs

Lorsqu’on vit, comme moi, dans la cinquième République et dans le XXI° siècle, on ne peut qu’être surpris de voir traité de  » terroristes  » ceux qui veulent ajouter des finalités à la Science. Car enfin, Monsanto et les autres firmes multinationales, ont bien des programmes de recherche, définies par des  » finalités  » explicites. Il en est de même du CNRS, de l’INRA, de Limagrain, de tous les chercheurs, ingénieurs et techniciens qui ont écrit des demandes de subvention, défini des buts pour leurs recherches, et qui ont su0 lier, de mille façons contradictoires, le sort de la France, des agriculteurs, des consommateurs, avec l’avancée de leurs expériences. S’ils n’avaient pas défini ces buts, s’ils avaient été incapables de les justifier, ils n’auraient pas été financé. Des centaines de milliers de personnes dans l’Etat et hors de l’Etat, font de la politique scientifique : ils raisonnent sur les directions que doivent prendre ou ne pas prendre les recherches. S’ils n’arrachent pas tous les jours des plants de maïs, ils déchirent tous les jours des centaines de projets de recherches qui ne verront jamais le jour parce qu’ils s’opposent à d’autres priorités. Sont-ils tous des  » terroristes  » pour autant ?

Bien sûr que non, mais pour obtenir des moyens de travail, chacun de ces groupes d’intérêt a écrit un scénario où se trouve esquissé une certaine définition des paysages, des paysans, des aliments, du marché mondial, de la génétique, du gène même. On peut dire que chacun s’est fait un petit cosmos.

Chaque groupe propose en effet un monde dans lequel les autres sont invités à venir vivre. Or, ces propositions de mondes divergent les unes des autres non seulement dans leurs  » aspects sociaux « , mais surtout dans leurs  » aspects scientifiques « . Il n’est pas très étonnant qu’elles suscitent des réactions virulentes de ceux qui se trouvent ainsi mobilisés, surtout si on leur demande de modifier leurs habitudes alimentaires, leur définition du risque, leur lien à la terre, leurs relations avec les firmes agro-alimentaires, la manne des subventions européennes, et ainsi de suite. C’est justement, le rôle de la politique que de de faire émerger de ces propositions antagonistes, un monde commun : une définition acceptée de ce qu’est l’agriculture, la recherche, l’alimentation, la génétique, l’Europe de demain.

Pour cette politique scientifique qui devient, chaque jour davantage, la politique tout court, il existe deux comportements insupportables. La première est celle des épistémologues d’Etat qui interdisent toute discussion puisqu’il y a d’un côté une modernisation indiscutable, républicaine, rationnelle et laïque, et de l’autre, des vandales obscurantistes qui sapent le pacte républicain, enterrent l’avenir et la France. La seconde est celle des habituels radicaux qui, comme Bové et les siens vont, sans aucun mandat, saccager des laboratoires, interrompant les recherches nécessaires à l’établissement des seules preuves qui permettraient de nous convaincre collectivement de l’innocuité ou des dangers de telle ou telle innovation.

Toutefois, on doit faire entre les deux une grande différence : les premiers refusent qu’il existe une politique scientifique, pour eux il y a d’un côté la Science autonome, de l’autre la politique. Les seconds prennent des positions extrémistes, mais dans une enceinte qui est bien celle de la politique, la nôtre, où d’autres positions peuvent prendre place sans être aussitôt disqualifiées par l’ancienne accusation  » d’irrationalisme « . Ils savent, eux, les arracheurs de maïs, que dans le mot République il y a le mot  » chose « , que dans ces choses publiques à débattre collectivement, parfois violemment, il y a aussi les gènes, le climat, les virus et les moteurs diesel, et que ces objets-là composent aussi la France.

Si l’on veut retrouver  » les formes policées de la tolérance  » demandées par Ewald et Lecourt, il nous faut un pacte républicain qui ne soit plus fondé sur les certitudes rationnelles et progressistes des anciens coupeurs de tête et autres adeptes révolutionnaires des  » coupures épistémologiques « . La nouvelle  » chose publique  » exige la recherche balbutiante de tous ceux qui doivent réinventer un monde commun fait de science et de politique, d’humains et de non-humains. Et puisqu’on invoque la laïcité, il serait peut-être temps, comme le demandait ironiquement Feyerabend, d’enfin  » séparer la Science de l’Etat « . Quant à la France, espérons qu’elle a d’autres fondements que l’épistémologie !

Be the first to comment

Leave a Reply

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*


Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.