La sobriété en agriculture : verrouillages et reconfiguration des systèmes

Texte présenté à Sciences Po lors du colloque 

Transition énergétique et sobriété : enjeux et rôles de l’échelon territorial

 30/10/2013

C’est un grand honneur pour moi d’intervenir dans votre journée et remercie l’IDDRI, SciencePo et leurs partenaires pour cette invitation.

Mon objectif est double, d’une part vous partagez un point de vue d’agronome sur la sobriété et d’autre part participer à une réflexion sur la transition de nos systèmes alimentaires et énergétiques et notamment des freins à cette transition

De mon point de vue, la sobriété en agriculture pourrait se penser selon au moins deux axes : les contraintes du systèmes et la perspective temporelle. Par définition, l’agriculture est un système sous contraintes. Des contraintes externes : incertitudes météorologiques et peut-être même climatiques, limites liées au sol ou à la pluviométrie mais aussi méthode de transformation et lien au marché et des contraintes internes comme la superficie disponible, a quantité de travail, le capital ou l’outillage. Si dans l’organisation de son système, l’agriculteur est le plus sobre possible, c’est que bien souvent un ou plusieurs de ces facteurs sont limitants : que ce soit l’eau ou le travail par exemple.

Dans l’histoire de l’agriculture, cette rencontre entre facteurs limitants et objectifs de production s’est réglée pendant plus de 7000 ans dans un espace limité de l’ordre de quelques kilomètres autour de l’exploitation. Jusqu’au début du XXème siècle, l’agriculture était sobre et autonome par nature. Les seules énergies utilisées étaient renouvelables et s’appuyaient sur la photosynthèse, les pratiques agricoles transformant le soleil en sucres. C’est avec la révolution des transports au XIXème siècle et la révolution verte au XXème siècle que la donne a changé et que l’agriculture a commencé à être une grande consommatrice d’énergie et de ressources non renouvelables. Donc finalement, tout a basculé sur les cent dernières années.

Un autre lien se tisse entre sobriété et agriculture sur le temps long. En effet, le souci de la plupart des agriculteurs du monde est non seulement de produire à l’échelle d’une saison mais aussi de maintenir la capacité de leur système à produire sur le long terme. La fertilité d’un sol se définit comme cette capacité de production et beaucoup de techniques agricoles visent non pas le profit saisonnier mais bien le maintien ou même l’accroissement de cette capacité. Dans ce sens, la sobriété est alors comme un renoncement aujourd’hui à aller au bout du système pour un bénéfice futur.

Je définirais donc personnellement la sobriété comme une gestion raisonné des ressources pour assurer un bien-être sur le long terme. Dans ce sens, la sobriété d’aujourd’hui serait finalisée et au service de l’avenir.

Dans ce cadre, je voudrais ce matin, vous convaincre de trois choses :

1. Le fonctionnement actuel de nos systèmes agricoles n’est pas pertinent par rapport aux enjeux du XXIème siècle. Nous essayons d’accommoder de vieilles recettes alors qu’il faut changer à la fois la casserole et le menu ;

2. La transition ne se fera pas spontanément car le système est verrouillé de façon systémique ;

3. La mise en œuvre de nouveaux systèmes demande un rééquilibrage à la fois financier mais aussi en stock de connaissance.

 

1. La casserole et le menu

Le succès de l’agriculture du XXème siècle fut productiviste et quantitatif avec un triplement des rendements en une quarantaine d’années. Mais les défis que rencontre l’agriculture du XXIème siècle sont d’une autre nature car elle doit réconcilier des objectifs de productions avec notamment le maintien de la biodiversité et la limite des émissions de gaz à effet de serre. Les agricultures du XXIème siècle devront substituer à la trajectoire maniaque du XXème siècle, où la monoculture répondait au seul critère d’un rendement maximum, une vision multifonctionnelle qui pourrait s’appuyer par exemple sur des systèmes de polyculture. C’est donc bien une reconfiguration systémique qui est demandée à l’agriculture. Au regard des enjeux environnementaux, cette reconfiguration doit se combiner avec une prise de distance par rapport au critère de « rendement ». Dans ce cadre, la sobriété se pensera pour moi dans une quête d’autonomie. Une simple approche technicienne d’ajustement à la marge des systèmes actuels est insuffisante et il me semble difficile de promettre une double performance écologique et économique dans le cadre actuel. Par contre, pourquoi ne pas inventer et promouvoir de nouveaux systèmes qui, par construction, sont sobres et autonomes. Je rejoins ainsi l’idée de Michel Colombier sur les villes transformées, c’est bien des systèmes transformés qu’il faut envisager en agriculture. Dans ces nouveaux systèmes, une baisse de rendement peut être rendue possible et acceptable par une meilleure maîtrise des coûts.

Mais il ne suffit pas de revoir la casserole, le récipient que constitue le système agricole au niveau de l’exploitation. Il faut aussi revoir le menu, ce que nous attendons de l’agriculture. Des prospectives comme Agrimonde piloté par le CIRAD et l’INRA ont montré que pour ouvrir les possibles pour la production agricole, il fallait revoir aussi les systèmes de consommation. Substituer par exemple une alimentation plus végétarienne à une alimentation trop carnée, fait sens à la fois à l’échelle individuelle, familiale, collective et mondiale. Si nous consommons moins de viande, il suffit d’augmenter les rendements d’un dixième de pourcent chaque année, alors que si nous restons sur la trajectoire actuelle de consommation, c’est une augmentation de 1,14 % qui est nécessaire avec toutes les conséquences écologiques que cela suppose. La structure de nos paysages est donc en partie déterminée par la quantité de viande dans notre assiette et c’est bien l’ensemble du food systems qui doit être repensé.

 2. Des verrouillages

Si les enjeux ont changé et les alternatives existent, pourquoi les systèmes agricoles sont-ils si lents à se reconfigurer en profondeur ? C’est une vaste question, trop peu étudiée. Beaucoup de systèmes agricoles sont verrouillés par un double réseau d’acteurs et de normes. Les acteurs qui ont des intérêts convergents partagent des normes communes. Ces interactions sont complexes et mériteraient de longs développements mais je prendrais deux exemples rapides. La question de l’agrandissement et celle de l’alimentation du bétail. Dans le monde agricole actuel, une exploitation de plusieurs centaines d’hectares ou d’animaux paraîtra plus moderne, plus réussie qu’une exploitation parfois cinq à dix fois plus petite mais qui a choisi la finesse des processus et la maîtrise des coûts.

De même, pour l’alimentation du bétail, une approche technique et quantitative, laisse à penser qu’un système basé sur des importations de tourteaux de soja ou d’engrais azotés, est plus efficace et pertinent qu’un modèle basé sur l’herbe et le recyclage de la matière organique.

Ce raidissement autour de systèmes que je qualifierais de pseudo-modernes et très couteux en ressources s’accentue en période de crise comme aujourd’hui en Bretagne. Et à nouveau, la responsabilité dépasse le cadre strict de l’exploitation agricole. Qu’une petite partie du territoire soit responsable de plus de 50 % des productions animales d’un pays comme la France est aussi le fruit de politique publique, de stratégies industrielles, etc .. Demander du changement à un système qui a fait longtemps consensus est bien sûr très difficile.

 3. Des pistes de solutions ?

Est-il possible sortir de ces verrouillages autour de systèmes couteux en énergie et en ressources non renouvelables? Ce sera ma dernière question. Trois éléments me semblent essentiels :

D’une part, un changement d’échelle. On ne peut plus penser l’agriculture comme une somme de parcelles ou un ensemble d’exploitations. Les systèmes alimentaires ou food systems, sont des systèmes multi-niveaux, complexes et dynamiques. Réarticuler politiques publiques, pratiques de consommation, méthodes de productions et dimensions économiques et réglementaires ouvrent de nouvelles perspectives d’action.

Deuxième élément, objectiver. Il est fascinant de voir et de lire des discours simplistes sur l’agriculture biologique ou sur la capacité des systèmes paysans africains à nourrir leur population. Ces discours sont tenu à la fois par les contradicteurs et les zélateurs de ces modèles. Ces systèmes alternatifs, ces niches d’innovation comprennent sans doute une partie des modèles du futur. Une des formes les plus criantes de simplifications est de limiter les comparaisons aux rendements sans tenir compte des différences de coûts et d’externalités. Il est possible aujourd’hui en France de bénéficier d’un revenu comparable avec 24 vaches laitières en agriculture biologique ou près d’une centaine de vaches en conventionnel. La sobriété de ces deux modes d’élevage est très différente. Un travail d’objectivation et de légitimation des systèmes alternatifs est un premier pas dans l’exploration des trajectoires de transition. Et dans ce cadre, le choix des indicateurs est essentiel.

Le troisième élément est, de mon point de vue le plus critique, il faut rééquilibrer drastiquement les investissements en formation, éducation, recherche et développement. Les systèmes basés sur les biotechnologies et les engrais de synthèse ont bénéficié pendant des décennies de subvention, de recherches, de reconnaissances. Ils sont encore aujourd’hui majoritairement enseignés dans les établissements de formation. Aujourd’hui, d’autres propositions se font jour, basées sur l’agroécologie, plus sobre, parcimonieuse en ressources, potentiellement pourvoyeuses d’emploi. Ces solutions sont-elles réalistes, faisables, généralisables ? Pour le savoir, il faut absolument investir dans leur connaissance et leur reconnaissance, non pas parce qu’elles sont intrinsèquement meilleures mais parce que nous manquons de solutions et nous connaissons trop bien les limites des trajectoires qui consomment l’essentiel de nos ressources et de nos intelligences aujourd’hui. Et comme les ressources ne sont pas infinies, il faut renoncer à investir dans d’anciennes trajectoires. Pour pouvoir aller vers une agriculture plus cohérente avec les enjeux du XXIème siècle, plus sobres notamment, il faut y investir, s’y investir. Sans demander la révolution, je suis convaincu qu’une réelle transition vers des systèmes agricoles plus pertinents demande une forme d’engagement radical pour rééquilibrer des décennies d’investissement dans une trajectoire unique, monocritère, monodisciplinaire. Et au vu des principaux indicateurs, il y a urgence.

Vous l’avez compris, pour moi, pour que la sobriété soit heureuse et pertinente, elle ne doit pas être naïve et doit s’appuyer sur une vision systémique, large et radical des enjeux du XXIème siècle en partant des facteurs qui verrouillent le changement pour les dépasser.

 

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