Les services écosystémiques : les pièges de la valorisation monétaire

Un très bel article de Jean-Marie Harribey dans le Monde diplomatique de décembre 2013 sur les pièges de la valorisation des services écosystémiques pour déboucher sur une discussion plus large sur la question des richesses et des valeurs des sociétés contemporaines en référence à la pensée de Marx.

Créer de la richesse, pas de la valeur

Avec une faculté de récupération absolue, le capitalisme cherche à s’approprier les connaissances et à repousser les limites de l’exploitation de la nature. Un credo : tout peut se transformer en monnaie. Ainsi des économistes ont-ils calculé que les « services rendus par la nature » valaient entre 16 000 et 54 000 milliards de dollars par an. Ils confondent valeur et richesse.

par Jean-Marie Harribey, décembre 2013

Le travail n’est donc pas l’unique source des valeurs d’usage qu’il produit, de la richesse matérielle. Il en est le père, et la terre la mère, comme dit William Petty.Karl Marx, Le Capital [1867], dans Œuvres,tome I, Gallimard, Paris, 1965.

Le saviez-vous ? Les services rendus par les chauves-souris aux Etats-Unis valent 22,9 milliards de dollars par an. Comment arrive-t-on à cette somme rondelette ? En évaluant la quantité d’insecticide qu’elles permettent d’économiser en détruisant elles-mêmes les nuisibles. Les services rendus par les insectes pollinisateurs représentent, eux, 190 milliards par an, dont 153 pour les seules abeilles. Quant à la valeur de la photosynthèse opérée par la forêt française, elle est estimée au prix du marché de la tonne de carbone (1).

D’où vient cette pratique consistant à attribuer à la nature une valeur économique fondée sur l’utilisation de ses bienfaits par l’homme ? La dégradation de l’environnement et l’épuisement des ressources ont atteint un point tel que les économistes libéraux, pris de panique devant l’ampleur du désastre et saisis d’un zèle nouveau, entendent introduire dans leurs modèles néoclassiques la donne environnementale, qu’ils avaient jusqu’à une date récente complètement négligée puisque la nature était déclarée inépuisable.

La crise du capitalisme mondialisé est passée par là. Loin d’être une affaire de conjoncture, elle plonge ses racines dans des contradictions sociales et écologiques poussées à l’extrême dans la phase néolibérale. D’une part, la dévalorisation de la force de travail au regard de sa productivité provoque une situation de surproduction dans la plupart des secteurs industriels. Les classes possédantes s’enrichissent néanmoins outrageusement, grâce aux allègements fiscaux dont elles bénéficient et à leurs revenus financiers exorbitants. Il en résulte chômage endémique, précarité, amenuisement de la protection sociale et inégalités croissantes. D’autre part, l’accumulation infinie du capital bute sur les limites de la planète : elle menace l’équilibre des écosystèmes, épuise nombre de ressources naturelles, appauvrit la biodiversité, génère des pollutions multiples et dérègle le climat.

De ces deux séries de contradictions naissent la difficulté et, à terme, l’impossibilité d’imposer à la force de travail de produire toujours davantage de valeur économique et de la monnayer sur le marché. Autrement dit, le capitalisme ne peut aller au-delà d’un certain seuil d’exploitation de l’être humain sans ruiner ses possibilités d’expansion, et il ne peut aller non plus au-delà d’un certain seuil d’exploitation de la nature sans détériorer ou détruire la base matérielle de l’accumulation. Avec la crise financière ouverte en 2007 s’évanouit l’illusion que la finance pouvait se dégager de la contrainte sociale comme de la contrainte matérielle et devenir une source endogène et autosuffisante de valeur. Ces deux contraintes sont indépassables.

La trame de la vie détricotée

Dans ce contexte de mondialisation et de crise du capital, deux transformations importantes ont contribué à rouvrir les discussions théoriques sur la richesse et la valeur. L’une porte sur la généralisation à l’échelle planétaire d’un mode de développement productiviste dévastateur. L’autre concerne la place grandissante des connaissances dans le processus productif.

Deux phénomènes, deux questions : quel type de richesse est mis à mal dans le premier cas ? Et en quoi la source de la valeur est-elle modifiée dans le second ?

L’instrumentalisation de la nature est devenue telle que, jusqu’au sein du courant dominant néoclassique, les économistes se sont mis à la défense de l’environnement, considéré comme un « capital naturel ». La « valorisation du vivant », la « valeur économique intrinsèque de la nature » et la « valeur des services rendus par la nature » sont des sujets d’étude primordiaux de la Banque mondiale, du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), de l’Union européenne, etc.

Tous croient possible d’additionner des éléments dont la mesure résulte de la prise en compte des coûts de la production réalisée par l’homme ainsi que des éléments qui ne sont pas produits et qui, en outre, relèvent du qualitatif ou de valeurs éthiques non évaluables. Si tout est économiquement évalué, tout peut être considéré comme du capital. Les économistes néoclassiques définissent alors la richesse comme la somme de ce qu’ils appellent le capital économique, le capital humain, le capital social et le capital naturel, tous relevant d’une procédure de calcul analogue.

Plus grave, cette analyse ne peut pas prendre en compte le métabolisme au sein des écosystèmes naturels. En isolant chaque élément pour en évaluer le coût, le prix, voire l’utilité, elle ne peut saisir le plus important : les interactions qui constituent la trame de la vie, et dont la préservation conditionne sa reproduction.

Cette démarche a été inaugurée en 1997 avec l’étude dirigée par le spécialiste de l’environnement Robert Costanza : les services annuels rendus par la nature représentaient alors entre 16 000 et 54 000 milliards de dollars valeur 1994 (2). Depuis, les études se sont multipliées. Mais le prix à l’aune duquel est évaluée, par exemple, la forêt française constitue une catégorie propre à la sphère financière, caractérisée par la volatilité et la spéculation ; il n’existe pas dans la sphère naturelle. Il n’y a donc pas d’unité de mesure qui soit commune aux deux sphères. L’économie et la nature sont incommensurables.

Aussi convient-il de renouer avec la distinction d’Aristote, Adam Smith, David Ricardo et Karl Marx entre valeur d’usage et valeur d’échange pour dire que les ressources naturelles sont une richesse, mais sans valeur économique intrinsèque, et que la nature est indispensable à toute production de valeur économique, laquelle ne provient que du travail humain. En bref, la part de richesse qui provient de la nature n’est pas en soi une valeur économique, puisque cette catégorie est sociale et non naturelle. Si, pour engager une stratégie de soutenabilité du développement, on attribue un prix à tel ou tel bien naturel, celui-ci aura un statut de prix politique et non économique, fixé à hauteur de la norme écologique que l’on choisit de respecter.

La valeur du stock de ressources naturelles est inestimable en termes économiques — c’est-à-dire infinie, puisque celles-ci conditionnent la vie de l’espèce humaine. De ce fait, elle ne peut être réduite à une catégorie économique. En revanche, la mesure de la valeur économique créée par l’exploitation de ces ressources est réductible à du travail, mais n’a rien à voir avec une pseudo-valeur économique intrinsèque des ressources. C’est un paradoxe incompréhensible en dehors de l’économie politique et de sa critique marxienne. Sans la nature, l’homme ne peut rien produire, ni en termes physiques, ni en termes de valeur économique. L’activité économique s’insère forcément dans des rapports sociaux et dans une biosphère. On ne peut donc se passer de la nature pour produire collectivement des valeurs d’usage, et l’on ne peut lui substituer indéfiniment des artefacts. Mais ce n’est pas la nature qui produit la valeur, catégorie socio-anthropologique par définition.

Par ailleurs, la révolution des techniques d’information et de communication intègre les connaissances comme facteur décisif de la création de richesses. Ainsi prend naissance et se développe un capitalisme qualifié de « cognitif », ou d’« économie de la connaissance », d’« économie de l’information » ou encore d’« économie de l’immatériel », prenant le relais de l’ancien capitalisme fordiste de l’industrie de masse d’après-guerre (3). L’évolution serait telle qu’elle conduirait progressivement soit, selon certains auteurs, à éliminer le travail comme source de la valeur, soit, selon d’autres, à englober dans celui-ci tous les instants de la vie. Dans tous les cas, elle obligerait à abandonner la loi marxienne de la valeur, dite « valeur travail », qui aurait connu son apogée à l’époque du fordisme.

Désormais, le travail ne produirait plus la valeur, qui « se forme principalement dans la circulation (4) » du capital. La seule issue serait d’accompagner la transformation du capitalisme, qui promet à chaque travailleur la possibilité de « se produire soi-même » et, simultanément, de verser un revenu d’existence à tous ceux que le système met tout de même à l’écart, au lieu de vouloir un plein-emploi définitivement hors d’atteinte, et surtout contraire à l’objectif d’émancipation à l’égard du travail.

Mais cette thèse du capitalisme cognitif soulève plusieurs interrogations. La plus importante porte sur la distinction entre richesse et valeur, ou entre valeur d’usage et valeur d’échange. Au fur et à mesure de l’augmentation de la productivité du travail et de la diminution du travail que Marx appelle « vivant » — et, pour lui, il s’agit d’une « proposition tautologique (5) » —, la valeur d’échange des marchandises régresse elle aussi, conformément à la loi de la valeur. Ainsi, il s’instaure une distanciation de plus en plus grande entre le travail et les richesses créées, c’est-à-dire entre le travail et les valeurs d’usage, sans que cela signifie une distanciation entre travail et valeur d’échange.

La contradiction nouvelle du capitalisme est de vouloir transformer la connaissance en capital à valoriser. Deux obstacles au moins se dressent devant cette entreprise. Le premier est le caractère difficilement appropriable de la connaissance en elle-même, puisqu’elle naît de l’esprit humain et qu’elle ne peut en être ôtée. Seul l’usage de la connaissance est aisément appropriable, et le brevet le frappe alors d’interdit ou le soumet au paiement d’une rente. Hormis ce cas, la connaissance est un bien collectif ou commun par excellence, même au sens où le définissent les économistes néoclassiques : elle satisfait aux règles de non-exclusion (on ne peut, par exemple, exclure quiconque de l’usage de l’éclairage nocturne des rues) et de non-rivalité (l’usage par quelqu’un n’empêche pas l’usage par quelqu’un d’autre).

Le deuxième obstacle à l’appropriation des connaissances par le capital est le risque que cela fait courir à leur diffusion et à leur extension. La socialisation de la production et de la transmission des connaissances entre en contradiction avec leur appropriation privée. Cette contradiction est au cœur de la crise du capitalisme contemporain, qui éprouve des difficultés à faire fonctionner le savoir comme capital, c’est-à-dire à en faire un objet de profit. Il s’y emploie, mais il ne peut pour cela se passer de la force de travail qui porte le savoir.

A partir du moment où l’on reconnaît qu’il est possible de décider d’un prix qui échappe à l’obligation de procurer une rentabilité suffisante au capital pour respecter une norme d’une autre nature, on entre dans un registre qui, tout en étant monétaire, devient non marchand. A cet égard, la production de services non marchands, tels que l’éducation et la santé publiques, doit être considérée comme issue d’un travail productif des personnes affectées à ces tâches (6). La richesse non marchande n’est donc pas une ponction sur l’activité marchande : elle est un plus provenant d’une décision publique d’utiliser à des fins non lucratives des forces de travail et des équipements et ressources disponibles. Elle est socialisée à un double titre : par la décision d’utiliser collectivement des capacités productives et par celle de répartir socialement la charge du paiement, à travers l’impôt.

La théorie libérale confond richesse et valeur, et tend à réduire toute valeur à celle destinée au capital. D’un côté, la valeur de la production marchande reste gouvernée par le travail nécessaire qui est validé par le marché. Mais, de l’autre, la reconnaissance du caractère productif du travail effectué dans la sphère non marchande participe à la redéfinition de la richesse et de la valeur, indispensable pour endiguer le processus de marchandisation de la société.

Ce travail répond à des besoins sociaux hors du champ de la marchandise ; il contribue en outre au bien-être, cette autre sorte de richesse qui dépasse le cadre de la valeur au sens économique. A ce compte-là, la richesse socialisée n’est pas moins richesse que la richesse privée ; au contraire. Borner l’espace de la marchandise rend possible l’élargissement de celui de la gratuité socialement construite, c’est-à-dire des activités humaines qui, bien qu’ayant un coût, n’ont pas de prix au sens du marché. Cela permet enfin de préserver les biens naturels et les liens sociaux, qui, eux, sont inestimables.

Jean-Marie Harribey

Maître de conférences à l’université Bordeaux-IV. Dernier ouvrage paru : La Richesse, la Valeur et l’Inestimable. Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, Les Liens qui libèrent, Paris, 2013.

(1Cf. Annabelle Berger et Jean-Luc Peyron, «  Les multiples valeurs de la forêt française  » (PDF), Institut français de l’environnement (IFEN), Les Données de l’environnement, no 105, Orléans, août 2005.

(2) Robert Costanza (sous la dir. de), «  The value of the world’s ecosystem services and natural capital  », Nature, vol. 387, no 6630, Londres, 15 mai 1997.

(3) Christian Azaïs, Antonella Corsani et Patrick Dieuaide (sous la dir. de), Vers un capitalisme cognitif. Entre mutations du travail et territoires, L’Harmattan, Paris, 2000  ; Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Exils, Paris, 2000  ; André Gorz,L’Immatériel. Connaissance, valeur et capital, Galilée, Paris, 2003.

(4) Yann Moulier Boutang, L’Abeille et l’Economiste, Carnets Nord, Paris, 2010.

(5) Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858. Grundrisse, tome II, Editions sociales, Paris, 1980.

(6) Lire «  Les vertus oubliées de l’activité non marchande  », Le Monde diplomatique,novembre 2008.

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